Le texte
"Sur le corps j’ai deux mots à dire. Mais dans la vie de chaque jour on est aveugle à l’évidence. Il faut, pour que l’évidence se montre, l’urgence de telles conditions. Il faut cette pluie de lumières montantes, il faut cet assaut de coups de lances, il faut enfin que soit dressé ce tribunal pour jugement dernier. Alors on comprend.
Je me demandais, durant l’habillage : « Comment se présentent-ils, les derniers instants ? » La vie toujours a démenti les fantômes que j’inventais. Mais il s’agissait, cette fois-ci, de marcher nu, sous le déchaînement de poings imbéciles, sans même le pli d’un coude pour en garantir le visage.
L’épreuve, j’en faisais une épreuve pour ma chair. Je l’imaginais subie dans ma chair. Le point de vue que j’adoptais nécessairement était celui de mon corps même. On s’est tant occupé de son corps ! On l’a tellement habillé, lavé, soigné, rasé, abreuvé, nourri. On s’est identifié à cet animal domestique. On l’a conduit chez le tailleur, chez le médecin, chez le chirurgien. On a souffert avec lui. On a crié avec lui. On a aimé avec lui. On dit de lui : c’est moi. Et voilà tout à coup que cette illusion s’éboule. On se moque bien du corps ! On le relègue au rang de valetaille. Que la colère se fasse un peu vive, que l’amour s’exalte, que la haine se noue, alors craque cette fameuse solidarité.
Ton fils est pris dans l’incendie ? Tu le sauveras ! On ne peut pas te retenir ! Tu brûles ! Tu t’en moques bien. Tu laisses ces hardes de chair en gage à qui les veut. Tu découvres que tu ne tenais point à ce qui t’importait si fort. Tu vendrais, s’il est un obstacle, ton épaule pour le luxe d’un coup d’épaule ! Tu loges dans ton acte même. Ton acte, c’est toi. Tu ne te trouves plus ailleurs ! Ton corps est de toi, il n’est plus toi. Tu vas frapper ? Nul ne te maîtrisera en te menaçant dans ton corps. Toi ? C’est la mort de l’ennemi. Toi ? C’est le sauvetage de ton fils. Tu t’échanges. Et tu n’éprouves pas le sentiment de perdre à l’échange. Tes membres ? Des outils. On se moque bien d’un outil qui saute, quand on taille. Et tu t’échanges contre la mort de ton rival, le sauvetage de ton fils, la guérison de ton malade, ta découverte si tu es inventeur ! Ce camarade du Groupe est blessé à mort. La citation porte : « A dit alors à son observateur : je suis foutu. File ! Sauve les documents !…» Seul importe le sauvetage des documents, ou de l’enfant, la guérison du malade, la mort du rival, la découverte ! Ta signification se montre éblouissante. C’est ton devoir, c’est ta haine, c’est ton amour, c’est ta fidélité, c’est ton invention. Tu ne trouves plus rien d’autre en toi.
Le feu non seulement a fait tomber la chair, mais du même coup le culte de la chair. L’homme ne s’intéresse plus à soi. Seul s’impose à lui ce dont il est. Il ne se retranche pas, s’il meurt : il se confond. Il ne se perd pas : il se trouve. Ceci n’est point souhait de moraliste. C’est une vérité usuelle, une vérité de tous les jours, qu’une illusion de tous les jours couvre d’un masque impénétrable. Comment aurais-je pu prévoir, tandis que je m’habillais, et éprouvais la peur à cause de mon corps, que je me préoccupais de balivernes ? Ce n’est qu’à l’instant de rendre ce corps que tous, toujours, découvrent avec stupéfaction combien peu ils tiennent au corps. Mais, certes, au cours de ma vie, lorsque rien d’urgent ne me gouverne, lorsque ma signification n’est pas en jeu, je ne conçois point de problèmes plus graves que ceux de mon corps.
Mon corps, je me fous bien de toi ! Je suis expulsé hors de toi, je n’ai plus d’espoir, et rien ne me manque ! Je renie tout ce que j’étais jusqu’à cette seconde-ci. Ce n’est ni moi qui pensais, ni moi qui éprouvais. C’était mon corps. Tant bien que mal, j’ai dû, en le tirant, l’amener jusqu’ici, d’où je découvre qu’il n’a plus aucune importance.
J’ai reçu à l’âge de quinze ans ma première leçon : un frère plus jeune que moi était, depuis quelques jours, considéré comme perdu. Un matin, vers quatre heures, son infirmière me réveille :
— Votre frère vous demande.
— Il se sent mal ?
Elle ne répond rien. Je m’habille en hâte et rejoins mon frère.
Il me dit d’une voix ordinaire :
— Je voulais te parler avant de mourir. Je vais mourir.
Une crise nerveuse le crispe et le fait taire. Durant la crise, il fait « non » de la main. Et je ne comprends pas le geste. J’imagine que l’enfant refuse la mort. Mais, l’accalmie venue, il m’explique :
— Ne t’effraie pas… je ne souffre pas. Je n’ai pas mal. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est mon corps.
Son corps, territoire étranger, déjà autre.
Mais il désire être sérieux, ce jeune frère qui succombera dans vingt minutes. Il éprouve le besoin pressant de se déléguer dans son héritage. Il me dit : « Je voudrais faire mon testament… » Il rougit, il est fier, bien sûr, d’agir en homme. S’il était constructeur de tours, il me confierait sa tour à bâtir. S’il était père, il me confierait ses fils à instruire. S’il était pilote d’avion de guerre, il me confierait les papiers de bord. Mais il n’est qu’un enfant. Il ne confie qu’un moteur à vapeur, une bicyclette et une carabine.
On ne meurt pas. On s’imaginait craindre la mort : on craint l’inattendu, l’explosion, on se craint soi-même. La mort ? Non. Il n’est plus de mort quand on la rencontre. Mon frère m’a dit : « N’oublie pas d’écrire tout ça… » Quand le corps se défait, l’essentiel se montre. L’homme n’est qu’un nœud de relations. Les relations comptent seules pour l’homme."
Antoine de Saint Exupéry, Pilote de Guerre, XXI, avec l'aimable autorisation des Éditions Gallimard.