La Fable
"Il n’était point d’étang dans tout le voisinage Qu’un Cormoran n’eût mis à contribution. Viviers et réservoirs lui payaient pension. Sa cuisine allait bien : mais, lorsque le long âge Eut glacé le pauvre animal, La même cuisine alla mal. Tout Cormoran se sert de pourvoyeur lui-même. Le nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux, N’ayant ni filets ni réseaux, Souffrait une disette extrême. Que fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème, Lui fournit celui-ci. Sur le bord d’un Étang Cormoran vit une Écrevisse. Ma commère, dit-il, allez tout à l’instant Porter un avis important À ce peuple. Il faut qu’il périsse : Le maître de ce lieu dans huit jours pêchera. L’Écrevisse en hâte s’en va Conter le cas : grande est l’émute. On court, on s’assemble, on députe À l’Oiseau : Seigneur Cormoran, D’où vous vient cet avis ? Quel est votre garand ? Êtes-vous sûr de cette affaire ? N’y savez-vous remède ? Et qu’est-il bon de faire ? – Changer de lieu, dit-il. – Comment le ferons-nous ? – N’en soyez point en soin : je vous porterai tous, L’un après l’autre, en ma retraite. Nul que Dieu seul et moi n’en connaît les chemins : Il n’est demeure plus secrète. Un Vivier que nature y creusa de ses mains, Inconnu des traîtres humains, Sauvera votre république. On le crut. Le peuple aquatique L’un après l’autre fut porté Sous ce rocher peu fréquenté. Là Cormoran le bon apôtre, Les ayant mis en un endroit Transparent, peu creux, fort étroit, Vous les prenait sans peine, un jour l’un, un jour l’autre. Il leur apprit à leurs dépens Que l’on ne doit jamais avoir de confiance En ceux qui sont mangeurs de gens. Ils y perdirent peu, puisque l’humaine engeance En aurait aussi bien croqué sa bonne part ; Qu’importe qui vous mange ? homme ou loup ; toute panse Me paraît une à cet égard ; Un jour plus tôt, un jour plus tard, Ce n’est pas grande différence."
Source : Atramenta
Les conseils pro by Jean DLF
Il serait aisé de ne lire ici qu’un nouvel apologue sur le temps qui passe et son issue fatale.
“Il faut qu’il périsse”, n’est-ce pas ?
Mais Jean DLF, futé, joue l’épouvante pour nous mettre en mouvement et l’apologue nous indique comment innover.
1. Fuis le ronron
Notre cormoran était bien heureux de sa situation.
Son business as usual était prospère :
"Viviers et réservoirs lui payaient pension"
On a bien travaillé, la trésorerie est au vert (figure du réservoir) : autour de l'étang, on a des liquidités...
L’avenir est radieux car les affaires fructifient (figure du vivier dont le rendement augmente).
Un rien pourtant vient gripper la machine.
Il aura suffi de la chose la plus commune, la plus anodine : le temps passe et le cormoran trépasse...
Le cormoran aurait pu laisser ses plumes à s’endormir sur le duvet soyeux de ses lauriers.
Pour innover, réveille-toi.
2. Pense écosystèmes
L’étang est un biotope complet que seul le cormoran exploite.
Il reste fidèle à sa ligne directrice :
"Il n'était point d'étang dans tous le voisinage
Qu'un cormoran n'eût mis à contribution"
Quand le problème apparait, contrairement aux poissons, il regarde ce dont il dispose.
Il regrette de ne pas être très connecté : “N’ayant ni filets ni réseaux”, le cormoran capte mal...
En revanche, tout bigleux qu’il est, il remarque les forces en présence : on sait tous que les écrevisses, de pinces dotées, sont des parties prenantes...
In fine, il a le ventre creux mais recense ses actifs d’abord insoupçonnés : une circonstance (la pêche prochaine), une mare, une écrevisse, une détermination.
De là à dire qu’il s’est fait un diagramme en arête de poisson pour son diagnostic, c’est aller peut-être un peu loin...
Pour innover, regarde ce que tu as dans ta besace et relie-toi aux forces vives.
3. Focalise sur le besoin
C’est très clair et très direct.
Quand tu te fais plumer, reviens aux fondamentaux : le besoin.
Le cormoran...
"... souffrait une disette extrême.
Que fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème"
Que fit-il ? => le besoin.
Quel est le besoin ?
Quel est le critère qui va mettre en mouvement le client ?
Quel est le levier qui va déclencher l’action ?
En un mot, quel est le problème ?
Or, dans le cas du cormoran comme des poissons, le problème est très simple : La Fontaine en revient au besoin vital.
Il montre combien en s’arrimant à un besoin profond, on libère une énergie folle : le cormoran invente une solution inédite ; les poissons acceptent la proposition la plus ambitieuse (on parle quand même d'un pont aérien qui vaut bien un voyage sur Mars...).
Pour innover, investis du temps sur la compréhension profonde des besoins en jeu.
4. Raisonne en perte acceptable
Innover peut faire peur.
Innover, c’est changer, c’est prendre des risques.
C’est bien pour cela que le cormoran est resté si longtemps assis sur sa rente.
Il faut donc déverrouiller l’action, lever les freins du changement.
"Ils y perdirent peu, puisque l'humaine engeance
En aurait aussi bien croqué sa bonne part"
La Fontaine mentionne cette notion de “perte acceptable” : au pire, la nouvelle situation serait-elle moins disante que l’actuelle ?
Au pire, es-tu en mesure de porter le fardeau que pourrait déclencher cette nouveauté ?
Est-ce que le scénario du pire vaut d’envisager les bienfaits probables de l’aventure ?
La citation
“Sa cuisine allait bien ; mais, lorsque le long âge
Eut glacé le pauvre animal,
La même cuisine alla mal”
Les Poissons et le Cormoran
Livre X, Fable III
Tous droits réservés (c) Alexis Milcent pour LibriSphaera
Illustration : Strikingly
Source Texte : Atramenta
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