La fable
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Sur aussi peu de fondement ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu'il craint et ce qu'il désire.
Les conseils pro de Jean DLF
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Contrôle continu
Le thème de l'évaluation peut nous donner un premier fil rouge.
La Fontaine nous offre ici une typologie de l'évaluation pour en montrer l'importance dans notre commerce quotidien :
- l'évaluation des personnes : c'est tout le propos de l'introduction. Nous sommes à l'étage des RH, en "collège des performances" ou autre "talent review" : il s'agit d'évaluer les mérites, les compétences de l'individu A, en comparaison de l'individu B : "au Renard, Esope accorde un point". Les champs lexicaux trahissent la quête de l'excellence, du savoir, de l'expertise.
- l'évaluation des situations : les deux bestioles analysent mal la situation à laquelle elles sont confrontées - le texte le dit explicitement : "au moins mal qu'il pût il ajustât l'histoire". Alors qu'ils ont connaissance de tous les éléments (le puits, les seaux, etc...), ils se laissent piéger.
- l'évaluation des propos : le Loup, lui, se laisse prendre aux sérénades du Renard. Il se laisse berner, ne discernant pas le vrai du faux. Pire, se laissant attirer par un fromage, tandis qu'il a grand soif ("Compère Loup, le gosier altéré, Passe par là.")
- l'auto-évaluation : cette figure vient à deux reprises dans la fable. Tout d'abord avec le Renard qui prend conscience de son sort ("Tiré d'erreur, mais fort en peine, Et voyant sa perte prochaine.") ; puis quand La Fontaine conclue à la première personne du pluriel : "Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire Sur aussi peu de fondement"
La Fontaine vient ainsi marquer que nous sommes dans l'évaluation continue des uns et des autres, des circonstances et de soi. Il nous la présente comme une modalité constante, comme une oreille interne qui ajuste constamment notre équilibre, une faculté continuellement active qui dicte notre comportement.
Embrouilles
En effet, dans la fable, explicitement, l'évaluation est le prélude naturel à l'action
- C'est parce que le fabuliste évalue le Loup qu'il entre en action par l'écriture de son apologue.
- C'est parce que le Renard évalue la Lune comme un fromage qu'il entre en action en descendant dans le puits.
- C'est parce que le Loup évalue les paroles du Renard qu'il entre en action en prenant place dans le seau supérieur.
Dès lors, La Fontaine nous alerte : cette boussole au quotidien est souvent déréglée. Notre radar interne peine à lutter contre les brouillards. Il est même aisé de fausser une évaluation.
Jean en donne la recette à deux reprises :
- Le Renard déroute l'évaluation du Loup par des propos très structurés : il raconte une histoire (un fromage exquis fabriqué par les divinités - un Caprice des Dieux en somme...), dans laquelle il s'implique ("J'en ai mangé cette échancrure" pour éloigner tout soupçon) et à laquelle il donne un tour concret et tangible ("Descendez dans un seau que j'ai mis là exprès." pour preuve de sa bonne foi.). Cette mystification autour d'un objet de désir suffit à convaincre le Loup.
- Le Loup se fait berner, mais nous, lecteurs, tombons dans le même piège. La Fontaine agit dans sa fable comme le Renard avec le Loup : il raconte une histoire (qui du Loup ou du Renard est le meilleur ?), dans laquelle il s'implique ("Je crois qu'il en sait plus ; et j'oserais peut-être Avec quelque raison contredire mon maître." - il s'engage dans la partie) et à laquelle il donne un tour concret (l'histoire du Loup et du Renard pris dans le puits).
La fable dans la fable nous fait perdre pied : nous acceptons l'histoire, nous sommes satisfaits du propos de La Fontaine alors qu'il est en réalité tout à fait incohérent.
En effet, l'aventure du puits ne prouve rien de la supériorité du Loup ou du Renard (ils sont plutôt à égalité), la conclusion n'a aucun rapport avec l'introduction. Pourtant nous partons contents avec ce "chacun croit fort aisément Ce qu'il craint et ce qu'il désire." Notre évaluation est faussée.
Biaisés
Sur les biais cognitifs qui influencent nos décisions en entreprise, on peut se référer au médiatique Olivier Siboni (lien non sponsorisé hélas :o). Ou pour une application marketing, aller écouter les podcasts de Marketing Mania (idem :o))
Sinon, on peut lire La Fontaine dans le texte !
Car il explicite ce qui, selon lui, biaise nos évaluations : la peur et l'envie.
Encore une fois :
"Et chacun croit fort aisément
Ce qu'il craint et ce qu'il désire."
C'est bien l'envie et le désir qui plongent et le Renard et le Loup dans l'erreur. Ce fromage imaginaire, ce délice divin, ce rêve presque réel fait chavirer le jugement. De même, chez La Fontaine subversif, c'est peut-être le désir de renverser les codes et l'ordre établi qui lui fait accroire que, oui, le Loup est plus futé que le Renard.
Plus étonnant est le rapport à la peur. L'angoisse du Renard lui fait perdre tout sens commun et toute perception des opportunités :
"Sire Renard était désespéré.
Compère Loup, le gosier altéré,
Passe par là"
La rime montre qu'au désespoir du Renard répondait la soif du Loup. La peur aveugle la "matoiserie" rusée du Renard, elle fausse toutes ses perceptions : il préfère ainsi prendre le risque d'une fable plutôt que d'argumenter sur la soif assurée du Loup.
Pire encore, nous montre La Fontaine, c'est que sans la peur, le Renard pouvait conclure un marché gagnant-gagnant : le Loup, puisant de l'eau, remontait son compère ! De là, une réflexion connexe sur la meilleure manière de remonter du fond du trou : en solitaire avec ses biais de perception, ou en collaboration avec autrui ?
Pour parer ces biais de la crainte et du désir, il faut la rigueur et l'attention du poète qui compte ses alexandrins et ses octosyllabes.
Il faut l'exigence du fabuliste qui construit sa fable pour nous "tirer de l'erreur" après nous y avoir plongés virtuellement.
C'est en cela que sa parole diffère de celle du Renard.
Le propos du quadrupède n'est qu'illusion, mais la voix de La Fontaine est efficace : elle nous fait vivre une expérience bien réelle dont nous pouvons tirer toutes les leçons.
Un exemple inspirant pour nos réunions, qu'elles soient virtuelles ou présentielles...
La citation
“Voilà l'animal descendu,
Tiré d'erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine."
Le Loup et le Renard (XI,6)
La vérité est inconfortable. D'où cette tendance des organisations à construire des illusions qui peuvent plus encore fausser nos évaluations ?
Tous droits réservés © Alexis Milcent pour LibriSphaera
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