La fable
« Le Chat et le Renard, comme beaux petits saints,
S’en allaient en pèlerinage.
C’étaient deux vrais Tartufs, deux archipatelins,
Deux francs Patte-pelus qui, des frais du voyage,
Croquant mainte volaille, escroquant maint fromage,
S’indemnisaient à qui mieux mieux.
Le chemin était long, et partant ennuyeux,
Pour l’accourcir ils disputèrent.
La dispute est d’un grand secours ;
Sans elle on dormirait toujours.
Nos pèlerins s’égosillèrent.
Ayant bien disputé, l’on parla du prochain.
Le Renard au Chat dit enfin :
Tu prétends être fort habile :
En sais-tu tant que moi ? J’ai cent ruses au sac.
– Non, dit l’autre : je n’ai qu’un tour dans mon bissac,
Mais je soutiens qu’il en vaut mille.
Eux de recommencer la dispute à l’envi,
Sur le que si, que non, tous deux étant ainsi,
Une meute apaisa la noise.
Le Chat dit au Renard : Fouille en ton sac, ami :
Cherche en ta cervelle matoise
Un stratagème sûr. Pour moi, voici le mien.
À ces mots sur un arbre il grimpa bel et bien.
L’autre fit cent tours inutiles,
Entra dans cent terriers, mit cent fois en défaut
Tous les confrères de Brifaut.
Partout il tenta des asiles,
Et ce fut partout sans succès :
La fumée y pourvut, ainsi que les bassets.
Au sortir d’un Terrier, deux chiens aux pieds agiles
L’étranglèrent du premier bond.
Le trop d’expédients peut gâter une affaire ;
On perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.
N’en ayons qu’un, mais qu’il soit bon."
Source : Atramenta
Les conseils pro by Jean DLF
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Aujourd'hui, c’est du grand La Fontaine.
En 35 vers seulement, il nous livre en fait un véritable traité sur l’efficacité. C’est-à-dire que le fond et la forme sont en parfaite adéquation.
En un mot : c’est du design.
Gare au renard
Curieuse figure que ce renard :
- D’un côté, c’est Zorro ascendant Arsène Lapin : escroc, intello, tenant la meute à distance avec un certain panache.
- D’un autre, notre coyote se fait Dalton tendance AverelI : il tombe par pure bêtise.
Qui donc est ce renard ? C’est un peu chacun de nous mais c'est surtout la figure de l'inefficacité absurde qui nous guette sans cesse, ruse pour nous croquer et qu’il faut, à l’instar de la meute, traquer sans relâche.
Voyez comme est le renard :
- Le récit de ses “cent tours inutiles” nous occupe tout de même un quart de la fable.
- il parvient à mettre “cent fois en défaut tous les confrères de Brifaut” aka tous les chiens de chasse sans exception.
- Le renard mélange la ruse qui parvient à se loger partout, “dans cent terriers”, et la bêtise lorsqu’il est découvert.
Terrains de chasse
Jean DLF établit la liste des domaines où chasser le renard.
En quelque sorte, il cartographie les lieux communs de l’inefficacité :
1. Nos actions : notons que les protagonistes pélerinent comme on va parfois au boulot : on ne sait pas pourquoi. L'objectif, ni même le cap, n'est pas précisé. On marche, mais pourquoi faire ?
“Le chemin était long, et partant ennuyeux”...
La Fontaine annonce le théâtre de l'absurde de Beckett et son “qu’est-ce qu’on fait ? / on attend” et son “Allons-y / ils ne bougent pas” dans En attendant Godot. Une entreprise sans destinée car sans destination.
2. Nos discussions : la jolie critique du bavardage dont Jean DLF détaille également la trilogie infernale :
- L'hyper rationalisation : la disputatio hors de tout fondement opérationnel
- La critique d’autrui : “ayant bien disputé, on parla du prochain”
- La querelle personnelle : chat et renard se mesurent l’un à l’autre sur le nombre de tours dans leur sac.
Trois exemples de débats sans fin car sans finalité.
3. Nos offres : concrètement, le renard a cent features, mais il manque son market fit. Il est si facile de créer des offres bavardes par paresse d’une compréhension pointue des besoins clients. Un arsenal sans utilité car sans volonté de service.
Tester notre efficacité
La Fontaine évoque trois leviers pour venir à bout de l’inefficacité.
La métaphore de la chasse nous dit ce qu’il en est : le gros du travail est de détecter l’inefficacité. Une fois débusquée, il est aisé de s’en débarrasser :
“Au sortir d’un terrier, deux Chiens (…)
l’étranglèrent du premier bond”.
1. La volonté farouche : il faut la pugnacité de la meute pour traquer l’inefficacité dans les moindres recoins. La chose s’immisce partout : il faut des limiers infatigables, un flair en constante alerte, une vigilance de tous les instants.
2. Le benchmark : on l’a vu, il ne faut pas rejeter tout entier les protagonistes de la fable. Le chat et le renard se comparent : “en sais-tu tant que moi ?” et, partant, échangent des bonnes pratiques :
“A ces mots sur un arbre il grimpa bel et bien”.
3. La mesure : là aussi, nos héros du jour ont un bon mouvement :
“Croquant mainte volaille, escroquant maint fromage,
S’indemnisaient à qui mieux mieux”.
L’adjectif “maint” évoque la quantification ; “volaille” et “fromages” démontrent la différenciation ; “s’indemnisaient” illustre la bonne comptabilité ; “à qui mieux mieux” placent les deux mammifères dans un progrès continu. Bien ouéj !
Être efficace
Soit, l’inefficacité est une absurdité par trop répandue qu’il faut constamment traquer (ce n’est pas sans rappeler les baobabs du Petit Prince chez Saint Exupéry, bientôt dans La Fontaine & Cie).
Mais quels sont les conseils de Jean DLF pour être efficace ?
Il nous fait une démonstration brillante en proposant trois autres leviers :
“C’étaient deux vrais Tartufs, deux archipatelins,
Deux francs Patte-pelus (…)”
La Fontaine se donne un vers et demi pour nous présenter le chat et le renard, et nous donner envie de lire la fable. Autant dire qu’il met la barre haut en termes d'efficacité... Voici ses artifices :
1. Tartufs - la suppression : le fabuliste utilise sa licence poétique pour supprimer ce qui est inutile. Il va droit à la valeur, s’affranchissant des conventions. Objectif ? Entendre “Tartuf” (référence à son ami Molière) pour reconnaître les personnages => suppression d’un F et d’un E superfétatoires.
2. Archipatelins – l'association : pour gagner en efficacité, La Fontaine rassemble deux mots distincts en un seul sans même un trait d’union. Le génie va chercher deux univers distants qui se trouvent fonctionner particulièrement bien.
“Patelin” décrit un hypocrite doucereux mais renvoie également à une comédie du XIVe siècle (intertextualité). “Archi” est un préfixe multiplicateur mais renvoie également aux figures ecclésiastiques (archiprêtres, archidiacres) qui vont bien à nos pèlerins.
Association d’idée, immédiateté de la signification, richesse du sens : c’est tout bénef.
3. Patte-pelus – la transformation : “avoir la patte pelue” décrit un hypocrite flatteur. Mais c’est long. Alors La Fontaine transforme la locution composée en un simple nom, gagnant même une syllabe pour préciser “francs”.
Ici, il modifie la nature des mots, leur destination première, pour créer son effet, pour être efficace.
Il n'hésite pas à changer les choses pour un meilleur rendu, voire un meilleur rendement.
Joueur, La Fontaine :
il recommande d’abord de n’avoir qu’un tour dans notre sac mais il en utilise trois...
La citation
“La dispute est d’un grand secours ;
Sans elle on dormirait toujours.”
Le chat et le renard (IX,14)
Tous droits réservés (c) - Alexis Milcent pour LibriSphaera
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