La fable
« Deux Compagnons pressés d’argent
À leur voisin Fourreur vendirent
La peau d’un Ours encor vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le Roi des Ours au conte de ces gens.
Le Marchand à sa peau devait faire fortune :
Elle garantirait des froids les plus cuisants ;
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses Moutons qu’eux leur Ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la Bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête ;
Trouvent l’Ours qui s’avance, et vient vers eux au trot.
Voilà mes Gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D’intérêts contre l’Ours, on n’en dit pas un mot.
L’un des deux Compagnons grimpe au faîte d’un arbre ;
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent ;
Ayant quelque part ouï dire
Que l’Ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
Et de peur de supercherie
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l’haleine.
« C’est, dit-il, un Cadavre : ôtons-nous, car il sent. »
À ces mots, l’Ours s’en va dans la Forêt prochaine.
L’un de nos deux Marchands de son arbre descend ;
Court à son Compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
« Eh bien, ajouta-t-il, la peau de l’Animal ?
Mais que t’a-t-il dit à l’oreille ?
Car il s’approchait de bien près,
Te retournant avec sa serre.
- Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’Ours qu’on ne l’ait mis par terre. »
Source : Institut de France.
Les conseils pro de Jean DLF
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Faut-il donc voir ici une critique à demi-mot de nos pratiques entrepreneuriales ?
On peut penser à nos Minimum Value Proposals ("fake it until you make it...”) ou à l’hyperfinancement de start-ups qui n’auraient pas encore démontré leurs capacités. La fable commence en effet par une belle définition du pitch :
"Deux Compagnons pressés d’argent
À leur voisin Fourreur vendirent
La peau d’un Ours encor vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent."
Alors La Fontaine est-il à la table des investisseurs ?
Ou bien avons-nous ici une attaque en règle de l'entrepreneuriat ?
L'art de la vente
Le premier tiers de la fable est en réalité une masterclass sur l'art de la vente : chaque vers est une étape d’un processus bien huilé que les deux compagnons semblent maîtriser à la perfection :
- Cibler un client : “leur voisin fourreur”
- Créer du lien en évoquant un terrain d’entente : “C’était le roi des ours au conte de ces gens”
- Faire preuve d’empathie pour comprendre le modèle : “le Marchand à sa peau devait faire fortune”
- Reformuler le besoin, le problème, ou l'optimisation – et notons que Jean DLF reformule deux fois pour s'assurer de l’assentiment du client : “Elle garantirait des froids les plus cuisants” et “On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu'une".
- Proposer une solution : “S’offrant de la livrer”
- Définir les engagements, prix et délai : “dans deux jours, ils conviennent du prix”.
Dans la description minutieuse de la mécanique, il faut donc plutôt voir une célébration de la prouesse. Le processus est tellement maîtrisé que les compagnons parviennent à vendre même ce qu’ils n’ont pas !
La Fontaine célèbre ce tour de passe-passe dans l’architecture ciselée des premiers vers (la définition du pitch) d’abord très courts :
- nos deux comparses (premier vers)
- vendent (premier exploit, mise en valeur de la vente par le verbe en fin du deuxième vers)
- la peau d’un ours encore vivant (suprême exploit, dans un vers court toujours !)
- mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu'ils dirent (tout petit détail noyé dans le premier vers long de la fable).
Mais alors, Jean DLF nous encouragerait-il plutôt à entreprendre ?
La critique de la peur
Si La Fontaine célèbre la vente, il fustige la peur.
Car le vrai problème ici pointé, c’est la peur d’entreprendre qui nous est présentée sous plusieurs traits.
- A supposer notre ours affamé, c’est la peur qui l’empêche de croquer le compagnon : “de peur de supercherie, (…) l’Ours s’en va”.
- Et nos deux compagnons ont tout bon jusqu’à ce que l’éclair de la peur les traumatise soudain. L’ours fait l’ours sans surprise. Ce n’est pas un monstre, avatar de la bête du Gévaudan. C'est un ours qui, voyant deux chasseurs, naturellement “s’avance, et vient vers eux au trot”. C’est un ours tel que les compagnons devaient l’avoir planifié. Mais les voilà “frappés comme d’un coup de foudre”.
Ours et compagnons échouent donc à cause de la peur.
La véritable critique, c’est celle de la peur et La Fontaine a des mots durs.
- L'ours devient “sot”.
- Un compagnon est littéralement décomposé.
- Le deuxième est sublime de ridicule en sifflant que “c’est merveilleux qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal”...
À eux trois, nos protagonistes nous offrent une typologie des expressions de la peur :
- Fuir par le haut : c’est le compagnon qui “grimpe au faîte d’un arbre”, allégorie de l’échappatoire des idées, de la sophistication à outrance, de l’hyper-céphalyte. On se réfugie dans la théorie, on procrastine, on remet à plus tard.
- Fuir par le bas : au contraire, le second comparse choisit de s’enterrer dans l’opérationnel, d’en faire beaucoup trop (cf la multiplication des actions pour ne rien faire : “se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent” doublé de “ne vit, ne meut, ni ne respire”). En quelque sorte, on s’agite pour ne rien produire dans une illusion qui veut dissiper la peur.
- Fuir tout court : c’est notre ours qui change totalement de registre. Il avait une détermination (sa course au trot) puis finalement change de cap pour “la forêt prochaine”. Face à la peur d'accomplir, on lance un nouveau projet.
In fine, Jean DLF nous donne à réfléchir sur notre propre comportement en entreprise : est-ce que trop de réflexion, trop d’actions stériles ou trop de projets ne sont pas chez nous l’expression de la peur, de la peur d’entreprendre, de la peur de réussir ?
N'ayez pas peur !
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1. Ne pas préfigurer
Le pire n’est jamais sûr.
Si notre ours n’avait pas anticipé la possibilité d’un cadavre, il aurait fait son dîner du bonhomme.
C’est en préfigurant l’option d’un mort qu’il trompe ses sens et en vient à le considérer comme tel : le compagnon qui respire (“les passages de l’haleine”) et l’ours y retrouve le maccabée qu’il craignait : “c’est, dit-il, un cadavre : ôtons-nous, car il sent.” !
C'est pure folie que la peur d’un danger faussement anticipé provoque.
La peur fausse les sens et fait définitivement perdre le bon sens à notre plantigrade.
2. Préparer
Voilà le juste équilibre : le pire n’est jamais sûr mais nos compagnons ont péché par manque de préparation.
Ils “se mettent en quête" sans aucune forme de préparation. D'ailleurs, la fable ne dit pas “il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué” mais :
“Il ne faut jamais
Vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre”
C’est-à-dire, de la même manière qu'on déplie une carte sur le sol, sansavoir établi un plan, une stratégie, une approche.
Les compagnons auraient eu leur scénario en tête, ils n’auraient pas été surpris par l’ours qui fait l’ours.
Ils auraient parfaitement visualisé la situation que la peur n’aurait été d’aucun effet.
3. S’enraciner dans une vision
De la visualisation à la vision.
Finalement, dans cette histoire, le Fourreur est la figure du véritable entrepreneur.
Il a son business. Il signe un bon deal.
Et il a une vision.
Certes il fera fortune de la peau de l’ours.
Mais il précise immédiatement le why de son affaire :
“Elle garantirait des froids les plus cuisants”
Le fourreur voit une vertu sociale à son métier : au-delà des bénéfices, il s’agit bien d’offrir une protection contre les éléments, si ce n’est aux plus nécessiteux, au moins au plus grand nombre (“plutôt deux robes qu'une").
Les compagnons en revanche, “pressés d’argent”, n’évoquent jamais leur véritable purpourse...
Ils n’ont pas cette vision à laquelle se raccrocher quand viennent les difficultés.
4. S’entourer de pairs
Les deux compagnons sont lâches l’un envers l’autre : cela n’aide pas dans la tempête.
Mais Jean DLF donne un exemple plus éloquent encore.
Ce petit bijou de fable est un condensé d’intertextualité.
La Fontaine multiplie les références à d’autres auteurs :
- Esope, bien sûr, qui a inspiré nombre de fables dont celle-ci.
- Rabelais, avec la mention de Dindenaut qui vendra un mouton à Panurge.
- Molière, d'où nous vient cette méthode de faire le mort face à l’ours : “ayant quelque part ouï dire (chez Molière) que l'Ours s'acharne peu souvent sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire”.
- Les Évangiles avec un compagnon qui s’apparente à Zachée (celui qui monte à l’arbre pour voir passer le Christ - qui l'invitera à en descendre) et l’autre qui “sent” comme le défunt Lazare (que son ami le Christ ressuscitera, autrement dit qu'il invitera à remonter du séjour des morts - prodigieux choix de La Fontaine sur ces figures bibliques).
En quelque sorte, La Fontaine s’entoure de ses pairs pour entreprendre sa fable.
C’est là son ultime message : pour ne pas avoir peur, savoir s’entourer de ses semblables, de personnes inspirantes, de modèles qui nous aident à tracer notre route
Très clairement, La Fontaine ne vient pas critiquer l’esprit d’entreprise.
Au contraire, il regrette que nous soyons tous tentés par la peur lorsqu’il s’agit d’entreprendre.
Et dans un dernier niveau de lecture, il est admirable de voir comment La Fontaine met en pratique ses propres recommandations :
- La vente n’est-elle pas crainte au plus au point par l’esprit français ?
- Alors La Fontaine vient nous entourer et se faire notre mentor :
- Il nous donne, dès la première partie de la fable, sa méthode pour faire de la vente un processus simple, fluide et légitime.
Au garage Freyssinet, à nous Station (la) Fontaine !
La citation
“Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre”
L'ours et les deux compagnons,
Livre V, fable XX
Parce que ça permettra de répondre aux barbons qui écornent la citation en réunion !
reminder : Mis par terre = Planifier !
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Méthode de Vente et Ne Pas Avoir Peur by Jean DLF
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