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La fable
Un Cerf, s’étant sauvé dans une étable à bœufs,
Fut d’abord averti par eux
Qu’il cherchât un meilleur asile.
« Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
Je vous enseignerai les pâtis les plus gras ;
Ce service vous peut quelque jour être utile,
Et vous n’en aurez point regret. »
Les Bœufs, à toutes fins, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,
Comme l’on faisait tous les jours :
L’on va, l’on vient, les valets font cent tours,
L’intendant même ; et pas un, d’aventure,
N’aperçut ni cors, ni ramure,
Ni cerf enfin. L’habitant des forêts
Rend déjà grâce aux Bœufs, attend dans cette étable
Que, chacun retournant au travail de Cérès,
Il trouve pour sortir un moment favorable.
L’un des Bœufs ruminant lui dit : « Cela va bien ;
« Mais quoi ! l’homme aux cent yeux n’a pas fait sa revue.
Je crains fort pour toi sa venue ;
Jusque-là, pauvre Cerf, ne te vante de rien. »
Là-dessus le maître entre, et vient faire sa ronde.
« Qu’est ceci ? dit-il à son monde ;
Je trouve bien peu d’herbe en tous ces râteliers.
Cette litière est vieille ; allez vite aux greniers ;
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d’ôter toutes ces araignées ?
Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers ?»
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu’il voyait d’ordinaire en ce lieu.
Le Cerf est reconnu : chacun prend un épieu ;
Chacun donne un coup à la bête :
Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On l’emporte, on la sale, on en fait maint repas,
« Dont maint voisin s’éjouit d’être.
Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment :
« Il n’est, pour voir, que l’œil du maître. »
Quant à moi, j’y mettrais encor l’œil de l’amant.
Source : BNF Gallica
Les conseils pro by Jean DLF
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Le premier maître
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Forcé de s’aventurer dans un nouveau territoire, il fait preuve d’une certaine habileté et d’un “courage” certain.
Prise de poste, innovation, prospection, prise de parole : ces situations d’inconfort ne manquent pas en entreprise.
Quelle stratégie La Fontaine nous propose-t-il dans ces circonstances ?
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Tandis que les Bœufs le veulent repartir, le Cerf se fait immédiatement des alliés de ses nouveaux congénères.
Il joue la double carte de l’assimilation et de la transaction :
- Son premier propos est d’en appeler à l’affectif et d'instituer une communauté familiale : “Mes frères, leur dit-il". Ce qui les rassemble est plus important que ce qui les distingue.
- Il poursuit immédiatement en valorisant les bénéfices d’une telle alliance. Après le cœur, il en appelle à la raison en présentant un gain potentiel : “ce service vous peut quelque jour être utile".
Ainsi, habilement, le Cerf se fait accepter par ses congénères et cela semble être la première étape de la méthode La Fontaine.
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Le Cerf dans l’étable fait le Bœuf (mais qui fait l’âne ? Une vraie question...).
On n’est pas loin du conseil de Descartes dans son Discours de la Méthode(1637 - bientôt sur La Fontaine & Cie !) : "Il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels j’aurais à vivre” (Troisième partie : quelques règles de la morale tirée de la méthode).
Le Cerf fait comme les autres : il se carre, souffle comme un bœuf et veille.
Ce maître-là partage donc l’importance du regard et de l’observation.
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Hélas, ce que n’évalue pas l’œil du Maître des forêts, c’est son inadéquation persistante.
Aveuglé par son premier succès, le Cerf oublie qu’il n’est pas à sa place.
Il remercie, il prend son temps, il est à son aise.
Entre deux mâchons, un Bœuf alerte le Cerf qui, plein de suffisance, n’écoute pas.
Les premiers succès, souvent dus à une vigilance extrême, sont trompeurs.
Il faut garder l’œil au-delà des cent jours.
C’est quand tout semble plus facile que tout se complique, nous rappelle Jean DLF.
Et la chute peut être brutale :
“Jusque-là, pauvre Cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus le Maître entre et vient faire sa ronde.”
En écho à la semaine dernière (la courbe en U de Kubler Ross), La Fontaine nous alerte ici sur le biais de sur-confiance décrit par Dunning et Kruger : un jeune apprenti prend vite en confiance, avant se rendre compte qu’il ne connait rien pour remonter progressivement sur la courbe d’apprentissage.
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Mais La Fontaine, c’est le “bœuf ruminant”, c’est l’œil de bœuf !
Il nous rappelle qu’un Maître est circonstancié, qu’il nous revient d’identifier nos territoires de maîtrise (mes points forts, mes qualités, mes atouts...) et d'être vigilant lorsque nous en sortons : grisés par de premiers succès, nous pourrions perdre de vue nos limites et l’issue peut être fatale. Prudence !
Cheffitude
L’on en vient à la deuxième partie de la fable comme alertés sur cette contingence.
Maître ici n’est pas Maître là-bas, mais ce Maître-ci n’est pas mal.
Une autre fonction de la première moitié de la fable est de construire un jeu de miroir qui met en valeur les qualités du Maître.
1. la rigueur
Ses réflexions sont martelées dans le rythme de l’alexandrin.
Elles constituent la plus longue séquence de la fable en vers de 12 syllabes, les hémistiches sont réguliers, les césures marquées :
“Cette litière est vieille ; allez vite aux greniers”
Au contraire, la première partie de la fable fait feu de tout bois : alexandrins, décasyllabes, octosyllabes dans la plus grande diversité.
Deux vers s’amusent à opposer les deux mondes, dans la forme et le fond :
“En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu’il voyait d’ordinaire en ce lieu.”
- Le premier vers se rapporte au Maître : on a une césure marquée à l’hémistiche (la virgule) et une allitération en (T) - faites sonner les liaisons ! - qui ponctue et marque cette rectitude.
- Le second vers évoque l’extérieur décrit comme une réalité bien plus évanescente avec la multiplication des consonnes liquides avec un decrescendo du Q au L en passant par le D.
A un monde extérieur mouvant, le Maître oppose sa rigueur, et pour ainsi dire sa méthode (#René).
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On a vu que le Cerf fait levier sur le cœur et la tête : il amadoue avec le cœur, il convainc avec la tête.
S'il joue également des deux registres, le Maître leur donne une nouvelle dimension.
- Pour la tête, il s’applique sa méthode rigoureuse, détaillant chaque élément (#René toujours) : herbes, araignées, jougs et colliers
- Pour le cœur, il l’utilise non pas pour remporter des suffrages mais pour lire les situations (“On ne voit bien qu’avec le cœur” dixit le Renard dans Le Petit Prince de Saint Exupéry) :
“Je veux voir désormais vos Bêtes bien soignées.”
On sait que les bestioles, chez La Fontaine, ont valeur de personnage.
Il y a donc une volonté de prendre soin, de “cheffer par le care”...
A noter l'absence d'intérêts personnels exprimée dans le vers : le Maître s'occupe d'autrui (les bêtes) renvoyant à autrui ("vos Bêtes"), là où le cœur du Cerf ne le renvoyait qu’à lui-même, négociant son salut dans une banale transaction.
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On pourrait y voir une démarche éthérée.
Mais le résultat est bien concret :
“On l’emporte, on le sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s’éjouit d’être."
Si “chacun donne un coup à la Bête", le Maître multiplie les pains...
- Les bienfaits matériels de sa méthode onirique sont bien réels et touchent la communauté.
- C’est l’ensemble des parties prenantes qui tire profit de cette approche. Un bien ici est un bien là-bas.
Curieusement, c’est une démarche aveugle puisqu’on n’en connait pas le résultat.
- Le Cerf a une stratégie, il sait ce qu’il cherche à obtenir mais sa transaction échoue.
- Le Maître a une méthode et, ne sachant réellement que trouver, il avance les yeux bandés mais il en tire un bénéfice tangible.
D’où le dernier vers de la fable, puisque l’amour est aveugle...
La citation
"Il se cache en un coin, respire et prend courage"
L'oeil du Maître,
Livre IV, Fable XXI
"Si tu es triste, que tu as un gros chagrin, dis-toi qu'il existe chez les Ptits Malins, un ours aimable, gentil et calin, à l'abri dans ton cartable, il sera ton copain..." Trêve de plaisanterie, ce que nous dit La Fontaine ici, c'est gare au burn-out. |
Tous droits réservés (c) - Alexis Milcent pour LibriSphaera
Faire connaissance avec le Maître
LibriSphaera publie le dernier ouvrage de Michel Aubouin, auteur d'une dizaine de livres consacrés à l'histoire et à la littérature.
Ici, il donne la parole à Jean DLF qui, dans sa correspondance imaginaire, retrace son parcours et partage son regard sur son (sur notre ?) époque.
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